Restitution

Illustration par Edwin Njini Yuh
Illustration par Edwin Njini Yuh

La troisième nouvelle de l’avenir du bassin du Congo s’appuie sur les conseils d’une vieille femme

Je me souviens comment c’était avant. Comment nous suivions de minces sentiers à travers les forêts de noix de kola et les champs de maïs jusqu’aux ruisseaux dans les vallées pour aller chercher de l’eau. Nous allions dans les palmeraies environnantes ou dans les forêts au sommet des collines pour ramasser des bambous secs et des branches d’eucalyptus tombées au sol comme bois de chauffage.

Lorsque le ruisseau le plus proche était asséché par le soleil brûlant de la saison sèche, nous marchions longtemps pour trouver de l’eau. Mais les bavardages dans la caravane qui nous menait vers des ruisseaux plus importants rendaient insignifiantes ces longues distances. Nous nous précipitions pour aller chercher de l’eau pour les personnes âgées, et on nous enseignait que c’était la chose la plus noble à faire. Au ruisseau, nous partions à la recherche de noix de raphia, de mûres, de fruits de la passion et de toutes sortes de délices sauvages qui apaisaient notre exubérance juvénile.

Les forêts étaient sombres et monstrueuses. Personne n’allait chercher du bois seul dans la forêt. C’était là, dans les forêts, que se cachaient différents animaux qui sortaient la nuit pour voler dans les fermes. On nous disait que dans certaines parties du monde, ces forêts abritaient des mangeurs d’hommes et des trafiquants. C’est pourquoi aller chercher du bois et de l’eau était une entreprise collective.

Il y a eu un matin particulièrement dramatique, où nous nous sommes réveillés en respirant des vapeurs chaudes dans un environnement glacial. Ce matin-là, alors que les volailles quittaient leur perchoir et que les oiseaux chantaient, émerveillés par les volutes de fumée cotonneuse qui flottaient dans le crépuscule brûlant, nous avons chanté avec eux. Je maîtrisais le chant de différents oiseaux et pouvais notamment imiter efficacement l’oiseau tisserand. La lueur dans le ciel, qui brillait en jaune et gris, avait l’intensité de flammes vives, comme les étincelles issues d’un atelier de soudure. Dans cet état d’émerveillement devant les œuvres de la nature, nous avons entendu un appel : « Wilililili wir a nway wir a nway … wiri wa wiy oh » (Sauterelles vertes, sauterelles vertes, venez en récolter).

Tout le monde savait que c’était Ba Lanjo. Ce n’était pas la première fois qu’il lançait cet appel communautaire. Souvent, chaque matin, en se rendant à son palmier, il était le premier à remarquer une colonie de champignons poussant sur une grande étendue de terre. Il donnait alors l’alerte, comme le voulait la tradition. Tout le monde sortait, chacun avec son bol ou sa calebasse, appelant les voisins à venir partager ce cadeau gratuit de la nature qu’aucun individu n’avait le droit de garder pour soi.

Ce matin-là, juste avant la fin de la saison des pluies, avant l’arrivée des libellules, annonciatrices officielles de la saison sèche, les sauterelles vertes étaient revenues. J’ai pris mon récipient et j’ai pris la tête du groupe, suivi de mes frères et sœurs. Mon père avait pris le temps de tisser des tiges de bambou humide autour de ma calebasse. Il disait que j’avais cassé toutes ses calebasses en jouant sans faire attention et en les manipulant sans ménagement. Grâce aux tressage, la calebasse pouvait tomber et rouler sur le sol sans se casser. Avant que le soleil ne puisse émerger complètement de la fumée cotonneuse, tout le village était rempli : bouffons, chasseurs, agriculteurs, mères, pères et enfants étaient tous là. La communion était profonde. C’était au début des années 90, quand ma main droite pouvait à peine toucher mon oreille gauche.

Alors que ces souvenirs me revenaient à l’esprit, un vent brûlant, comme celui qui souffle sur votre visage lorsque vous passez près d’un incendie, gonfla ma chemise légère et brûla tout mon corps. J’avais l’impression d’être roulé sur la chaleur fumante d’un barbecue. Les enfants se mirent à pleurer, suivis par les adultes, car personne ne savait quoi faire. Nous avions l’impression d’être enfermés dans un four, comme du pain dans des moules.

Je suis assis dans une cabane en feuilles de bananier, presque nu. Le pantalon, qui ne sert qu’à couvrir ce que tout le monde cache au soleil impitoyable, devient de moins en moins confortable. On nous a dit que la vieillesse apportait la paix et le repos. Mais je commence à regretter d’avoir prié pour une longue vie et pour la prospérité. Qu’est-ce qu’une longue vie dans les flammes de l’enfer ? Qu’est-ce que la prospérité quand on doit abandonner toute sa richesse et se battre avec les chèvres et les poulets pour une place sous les rares arbres ?

Je peux percevoir des vagues de chaleur qui ondulent à l’horizon comme des mirages. La terre est en ébullition, et il semble qu’il n’y ait aucune différence entre marcher pieds nus et porter des chaussures. Chaque pas est comme marcher sur des barres brûlantes comme du fer rouge. Tout le fondom (royaume) est plongé dans le chaos, les enfants, les personnes âgées et les animaux meurent ensemble. Tout le monde attend avec impatience un message d’espoir.

Très tôt le matin du jour du marché, tout le monde se rassemble autour de la place du marché. Ils ont été convoqués par le palais. Peut-être y a-t-il une trêve en vue. S’ils adoraient encore le dieu du soleil, ils le consulteraient. Peut-être que les sorciers et les magiciens sont partis Dieu sait où et qu’ils ont ramené le feu. Un murmure triste se répand sur le marché, les gens chuchotent entre eux. Les morts sont restés chez eux sans être enterrés et l’odeur des cadavres empeste l’air.

Un brouhaha s’élève d’un coin du marché et tout le monde tourne son attention vers cet endroit. C’est le Fon (le roi) en personne. Pas de cortège royal, pas de protocole. Seul le porteur du parasol royal, fait de morceaux de bambou soigneusement tressés à l’aide de fibres de raphia pour former un petit toit au-dessus du Fon. Le Fon avance la tête baissée et, lorsqu’il atteint l’espace dégagé à l’entrée du marché, à côté d’un figuier séculaire, pâle et désolé, il s’arrête et le porteur du parasol royal fait signe à tout le monde de rester calme. Les femmes s’inclinent, les mains sur les genoux, et les hommes baissent la tête, la bouche fermée dans le creux de leurs mains.

« … Verdzekov (habitants de la forêt). Voilà qui nous étions. Nous venions de la forêt. Et comment pensions-nous survivre sans elle ? Lorsque vous m’avez fait roi, j’ai promis la sécurité et la santé. Je ne suis pas digne de ce titre si je dois assister chaque jour à la destruction de tout. Je suis venu ici aujourd’hui sans aucun protocole, car nous partageons le même destin. J’ai sacrifié des animaux comme l’ont fait nos pères. J’ai consulté les anciens lors d’un conseil. Nous nous sommes présentés devant nos ancêtres. Ils disent que nous détenons l’igname et le couteau. Ils disent que les mains qui ont allumé les feux partout dans le monde doivent être utilisées pour les éteindre. C’est le matin, mais nous fondons déjà sous la chaleur. Je suis venu ici moi-même pour une seule chose, et si vous n’avez pas entendu un mot de ma bouche, écoutez-moi maintenant. Vous devez ouvrir grand vos oreilles et attendre avec impatience le message qui vous sera communiqué. Quand il viendra, faites ce qu’il dit. En ce moment désespéré, tout ce dont nous avons besoin, c’est d’espoir. Rentrez chez vous et trouvez un abri avant qu’il ne fasse trop chaud pour survivre à l’air libre. »

Le Fon revient et s’assoit avec ses proches collaborateurs dans la cour intérieure du palais. Ils ont attendu d’accèder au gouvernement jusqu’à ce que l’herbe pousse sur leurs pieds. On leur a fait beaucoup de promesses lors de conférences qui n’étaient que des paroles en l’air. Ils ont reçu des groupes de personnes au palais qui leur ont fait les mêmes promesses, mais qui n’en ont tenu aucune. Ne devraient-ils pas prendre leur destin en main ?

Pendant qu’ils discutent, un messager entre avec une femme qui porte des marques de différents styles sur tout le corps. Certaines ont la forme de demi-lunes, visibles sur ses mâchoires, d’autres sont des étoiles sur ses bras. Elle respire le mystère, son visage est aussi sombre que le côté le plus sombre de la rivière Bui au cœur de la saison des pluies, lorsqu’elle commence à emporter les fermes riveraines et à abattre de puissants arbres. À chacun de ses mouvements, ses pas propagent des vibrations sur le sol, comme si la plante de ses pieds établissait une connexion électrique avec les nerfs de l’univers cachés sous la terre.

« Elle voit aujourd’hui et demain. » rapporte le messager. « Parle, femme. Nous avons beaucoup entendu parler de toi. Allons-nous tous mourir sans répit ? »

« Je ne dis que ce que je vois… »

« Que vois-tu ? Peux-tu nous aider ? »

« Il n’y a qu’une seule solution, mais elle est hors de ma portée. Je vois une personne qui se trouve dans une mare d’eau, mais qui meurt de soif. Lorsqu’elle se penche pour boire, le volume d’eau diminue et disparaît si elle atteint le sol. Mais lorsqu’elle se redresse, l’eau remonte jusqu’à son cou. Que puis-je dire ? Il n’y a qu’une seule femme, la mère des grillons, belle-sœur des abeilles et parente des scarabées et des sauterelles vertes que vous avez tous assassinés. Vous n’avez pas de nourriture parce que vous avez exterminé sa famille et je ne sais pas où elle s’est réfugiée. Comment pensez-vous pouvoir l’approcher, si vous savez où elle se trouve, et pensez-vous qu’il soit normal qu’elle accepte de vous accorder une audience ? Si vous la voyez, vous aurez une solution à votre problème… »

« Peux-tu nous en dire plus sur cette femme ? »

Lorsque le Fon pose cette question, ses yeux s’ouvrent au-delà du physique. Il voit une femme avec des ailes de criquets, la tête d’une sauterelle verte et le ventre d’un scarabée, de la couleur d’une abeille. Il ne peut pas déterminer son âge… Elle erre dans les zones humides, les berges des rivières et les vallées et ne se nourrit que d’herbe. Ses excréments sont composés de graines et d’œufs de différents insectes auxquels elle commande de venir à l’existence. Au fur et à mesure qu’elle avance et s’évanouit, de nouvelles choses prennent vie.

« Elle ne vit pas dans une maison et n’a ni latrines ni toilettes. Elle vit avec ses frères et sœurs et sa famille. Si elle vient ici et veut plus d’abeilles, elle appelle « abeilles… abeilles… abeilles… » et lorsqu’elle s’évanouit, ses excréments se transforment en abeilles. Il en va de même si elle veut des grillons, des scarabées ou des sauterelles vertes. Sans les petites choses, il ne peut y avoir de grandes choses. Elle ne crée pas les grands animaux et les grands arbres, mais lorsqu’elle donne vie à des êtres plus petits, comme les criquets et l’herbe qui pousse le long des rivières et dans les vallées, les grands animaux et les grands arbres apparaissent peu à peu. » Explique la femme aux marques variées.

« Nous ferions tout pour qu’elle reste ici. Dites-nous simplement ce que nous devons faire. »

« Vous ne pouvez pas la louer. Vous ne pouvez pas la voir quand vous le souhaitez. Elle apparaît quand elle le souhaite. Vous pouvez commencer par ne plus empoisonner ses proches. Ne tuez pas les siens. Tant que vous ne vous serez pas sincèrement repentis et qu’elle ne sera pas satisfaite de vos efforts, elle ne fera rien. Lorsque vous serez prêts, elle sera là, et vous n’aurez plus rien à pleurer. C’est à vous de prendre la décision. »

Le Fon renvoie ses collaborateurs chez eux pour qu’ils réfléchissent à ce qu’ils viennent d’entendre et qu’ils reviennent au palais le lendemain matin pour savoir ce qu’il faut faire.

« Nous décrétons que personne ne doit s’approcher de la rivière Bui, pour quelque raison que ce soit. Personne ne doit couper un arbre ni allumer un feu à proximité. La seule chose que l’on doit faire avec la rivière, c’est traverser le pont qui l’enjambe. Aucune ferme située près de la rivière ne doit être fertilisée ou empoisonnée avec des produits chimiques. Personne ne doit plus pénétrer dans les forêts de Taayav et Rao Ntseni. Nous n’avons pas dit de ne pas aller dans vos fermes ou de ne pas travailler pour obtenir de meilleurs rendements dans tout ce que vous faites. Nous vous imposons seulement des limites à ce que vous devez faire. Si nous voulons un monde meilleur, nous devons être conscients que cela ne peut se faire sans sacrifices. Ces sacrifices seront douloureux, mais lorsque nous aurons atteint nos objectifs, conscients des souffrances endurées, nous ne retomberons jamais dans les erreurs du passé. »

Stanislaus Fomutar

Ce texte a été rédigé à l’issue de deux ateliers participatifs de prospective sur #CongoBasinFutures et #RoyalAnimalsFutures à Yaoundé, au Cameroun, le samedi 7 septembre 2024. Il a été édité par Nsah Mala et publié par Next Generation Foresight Practitionners.

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